Archives pour la catégorie Roman SF

« Qui a peur de la mort ? » – Nnedi OKORAFOR

Une superbe claque.

Afrique, après l’apocalypse.
Le monde a changé de bien des façons, mais la guerre continue d’ensanglanter la terre. Une femme survit à l’anéantissement de son village et au viol commis par un général ennemi avant de partir errer dans le désert dans l’espoir d’y mourir. Mais au lieu de cela, elle donne naissance à une petite fille dont la peau et les cheveux ont la couleur du sable. Persuadée que son enfant est différente, elle la nomme Onyesonwu, ce qui signifie, dans une langue ancienne : « Qui a peur de la mort ? ». À mesure qu’elle grandit, Onyesonwu comprend qu’elle porte les stigmates de sa brutale conception. Elle est « ewu » : une enfant du viol que la société considère comme un être qui deviendra violent à son tour, une bâtarde rejetée par les deux peuples.
Mais sa destinée mystique et sa nature rebelle la poussent à se lancer dans un voyage qui la forcera à affronter sa nature, la tradition, les mystères spirituels de sa culture, et à apprendre enfin pourquoi elle a reçu le nom qu’elle porte.

Qui a peur de la mort ? est un roman tout à fait exceptionnel. Le lecteur occidental est transporté dans un univers étrange et mystique, où règnent le désert, les chameaux sauvages, les esprits, les sorciers, un monde qui est aussi celui des enfants soldats, des viols de guerre, des massacres et des génocides ethniques. Un univers empli de prophéties, de résignation, de préjugés et de traditions, mais aussi de révoltes, de rebelles, de femmes et d’hommes (mais surtout de femmes) qui secouent le joug du passé et des oppressions millénaires.

L’aspect SF post-apocalyptique passe totalement au second plan, ce livre est beaucoup plus un récit mystique et, sous de faux airs de conte pour enfants, une évocation très crue et très cruelle qu’il faut réserver à un public adulte : excisions, viols, massacres, meurtres particulièrement sanglants, inceste, et on en passe. L’ensemble, s’il n’est pas particulièrement réjouissant, reste lisible grâce au parcours initiatique d’Onyesonwu, plongeant dans les dimensions fantastiques et magiques d’un univers fascinant. L’alchimie est parfaite, ne sombrant jamais dans de la mauvaise dark fantasy version africaine ni dans le trip politique sous LSD. Les incursions de et vers le monde magique sont toujours liées à la situation des personnages dans la guerre qui les oppose à un adversaire terrifiant.

C’est aussi un roman de femmes. Tous les héros sont des héroïnes, ou presque. Les hommes sont pour la plupart des boulets, des vieux cons ou des tortionnaires sadiques. À l’exception notable de la figure paternelle, mais qui plane comme une ombre protectrice et inspirante plutôt que comme un réel protagoniste de l’histoire, et de Mwita, le petit ami, compagnon d’arme, mais qui reste finalement assez effacé. Au contraire, toutes les protagonistes féminines vont chercher en permanence à échapper au poids des traditions, du contexte historique, des autorités morales et religieuses, des conventions sociales, pour trouver leur propre chemin de vie. Elles ne réussissent pas toujours, elles sont parfois (souvent) victimes d’une société qui toute entière veut les cantonner dans leurs rôles d’épouses et de mères, mais elles ne résignent jamais. Ainsi, à chaque fois qu’on pense qu’Onyesonwu est sur les rails d’une trajectoire définie par son destin, elle choisit de la refuser et de brouiller les pistes. Cela rend le récit imprévisible, surprenant, et très rafraîchissant.

Le seul bémol est un final un peu bâclé, un anti-climax où ce qui aurait dû être le point culminant de l’histoire se règle en quelques lignes, et un épilogue ouvert où l’auteure semble hésiter sur la couleur de la conclusion et termine par une pirouette. Mais c’est un tout petit bémol pour un roman magistral, brillant, déroutant et fascinant. La plupart des personnages prennent vie au fil des pages, et certaines passages resteront gravés longtemps dans la mémoire du lecteur.

Quia peur de la mort ? a reçu le World fantasy Award du meilleur roman en 2011. Nnedi Okorafor a annoncé en 2017 une adaptation en série par HBO, avec George R. R. Martin dans le rôle de producteur exécutif.

Nnedi Okorafor : Qui a peur de la mort ? – 2010

Originalité : 5/5. Difficile de trouver quelque chose qui ressemble à ce livre.

Lisibilité : 4/5. Quelques longueurs, un final qui se traîne un peu puis se conclut très (trop) rapidement, de manière expéditive. En dehors de ces petites réserves, quel plaisir de lecture !

Diversité : 5/5. Le nombre de thèmes traités dans ce livre, des dimensions éloignées qui s’entrechoquent et s’entremêlent sans jamais perdre une alchimie si fragile, c’est un tour de force.

Modernité : 4/5. La guerre, le génocide, la condition des femmes, les enfants soldats, les conflits ethniques, le racisme, la tradition, les préjugés, le tout traité dans un roman fantastique qui ne ressemble jamais à un pamphlet, c’est un autre tour de force.

Cohérence : 3/5. Dommage pour l’épilogue, mais l’ensemble tient remarquablement la route.

Moyenne : 8.2/10.

A conseiller si vous n’avez pas peur d’un récit parfois très dur, mais magnifique.

« Rite de passage » – Alexei PANSHIN

Un roman un peu (injustement) oublié.

Après la destruction de la Terre en 2041, l’Humanité a survécu dans deux environnements distincts : des vaisseaux spatiaux gigantesques où se concentrent toutes les connaissances scientifiques, et des colonies au niveau technologique peu avancé qui fournissent aux vaisseaux les matières premières nécessaires à leur survie, en échange de quelques bribes de savoir. À l’âge de 14 ans, chaque résident de vaisseau doit subir l’Epreuve : survivre seul pendant trente jours sur une colonie. En l’année 2198, Mia a douze ans et commence à se préparer pour son Epreuve, qui changera radicalement sa vision de l’univers…

Rite de passage, comme son titre l’indique, est un roman d’apprentissage dans lequel l’auteur s’interroge sur le passage à l’âge adulte, le conflit générationnel, les rapports coloniaux, la guerre et l’éthique. Publié en 1968, il reflète les préoccupations de son époque mais il porte également des éléments moins conventionnels (l’héroïne est une jeune fille, et la scène de relation sexuelle a dû en choquer plus d’un). De plus, le dénouement n’est pas forcément celui auquel on s’attend, et prend le contrepied des autres romans de son époque sur les mêmes thèmes. Bien sûr, la perception actuelle est bien différente, mais le personnage principal est traité avec sérieux et finesse, l’univers est cohérent, et malgré un rythme plutôt lent, l’ensemble reste agréable à lire (même quand on a passé depuis très longtemps l’âge de l’adolescence).

Rite de passage a reçu le prix Nebula du meilleur roman en 1969, et il a été nominé au prix Hugo la même année. Une malheureuse coïncidence a voulu que l’auteur décède quelques heures avant l’écriture de cette chronique.

Alexei Panshin : Rite de passage – 1968

Originalité : 3/5. Ce roman méconnu a marqué son époque.

Lisibilité : 3/5. Court (250 pages), fluide, un peu lent mais agréable.

Diversité : 3/5. Plusieurs séquences de la vie de Mia qui s’enchaînent sans lassitude.

Modernité : 2/5. Comme beaucoup de romans de son époque, celui-ci n’a pas très bien vieilli.

Cohérence : 4/5. Ça flirte souvent avec l’embardée mais jamais de sortie de route.

Moyenne : 6/10.

A conseiller si vous êtes friands de romans d’apprentissage, et pas allergique à la SF des années ’60.

« Le goût de l’immortalité » – Catherine DUFOUR

Une dystopie cruelle et étrange.

Mandchourie, an 2113.
La ville de Ha Rebin dresse ses tours de huit kilomètres dans un ciel jaune de toxines. Sous ses fondations grouille la multitude des damnés, tout autour s’étendent les plaines défoliées de la Chine.
Le brillant Cmatic est mandaté par une transnationale pour enquêter sur trois nouveaux cas d’une maladie qu’on croyait éradiquée depuis un siècle. Ses recherches le mènent à Ha Rebin, où il rencontre une adolescente étrange. Avec elle, il va tenter de mener à bien sa mission dans un monde qui s’affole : décadence américaine, pandémie sanglante, massacres génétiques, conquêtes planétaires et montée de l’extrémisme vaudou. Et affronter le rêve le plus fou de l’humanité : l’immortalité, ou ce qui y ressemble…

Le goût de l’immortalité est un roman qui ne fera pas l’unanimité, dans un sens ou dans l’autre. Il a plusieurs défauts. L’auteure est une romancière française, pays qui a toujours considéré la littérature fantastique comme un sous-genre, et il est donc nécessaire de recourir à de multiples opérations cosmétiques pour y être respectée. Le lecteur a donc droit à de multiples effets de style, à un découpage folklorique, à une exposition volontairement sibylline (ne vous étonnez pas si vous ne comprenez rien au premier chapitre et pas grand chose au suivant).

Cependant, le lecteur qui fera l’effort de poursuivre sa lecture en sera récompensé. Le style se fait plus léger, le récit décolle (lentement) et l’univers prend forme. On distingue clairement trois histoires différentes : une enquête scientifique concernant des décès inquiétants en Polynésie, une épidémie mortelle à Shanghai qui pousse les survivants les plus pauvres à se réfugier dans un monde souterrain (d’assez loin la partie la plus intéressante), et la vie dans les hauteurs d’un immeuble de la même ville, où une jeune fille se demande par quel miracle elle est toujours en vie… Les trois parties s’entrecroisent, y compris sur le plan temporel, on passe d’une époque à l’autre, d’un personnage à l’autre, et le mouvement n’est pas des plus fluides. Il est difficile de se départir de l’impression qu’on a trois nouvelles qui se déroulent dans le même univers et qu’on a essayé de coller ensemble.

Malgré toutes ces réserves, le roman reste intéressant. On évitera le terme agréable tant la succession de viols, exécutions, assassinats, mutilations, charniers, attentats, … peut donner la nausée. Et le futur qui y est dépeint est très sombre. Mais on y trouve de vrais personnages, des évocations saisissantes et parfois inoubliables comme l’arène des souterrains de Shanghai. Le mélange des genres est également très intéressant, le biopunk côtoie la magie noire, les zombies commentent la politique fiction, c’est parfois déroutant mais il faut reconnaître que cela donne au roman un caractère rare voire unique.

Le goût de l’immortalité est un roman qui laissera peu de lecteurs indifférents. Grand Prix de l’Imaginaire en France en 2007, il a une saveur étrange, pas toujours appétissante, mais qui marque les esprits.

Catherine Dufour : Le goût de l’immortalité – 2005

Originalité : 5/5. Ce roman ne ressemble à rien de connu ou presque.

Lisibilité : 2/5. French touch.

Diversité : 3/5. Dommage que les liens entre les trois histoires soient un peu artificiels.

Modernité : 4/5. Pandémies, terrorisme, transhumanisme, crises environnementales, … difficile de faire plus actuel.

Cohérence : 3/5. La sensation de patchwork est bien présente, mais l’univers reste cohérent.

Moyenne : 6.8/10.

A conseiller si vous avez envie d’une lecture exigeante et originale, peu réjouissante mais fascinante à bien des égards.

« Les monades urbaines » – Robert SILVERBERG

Un classique encore tout à fait lisible aujourd’hui.

La planète Terre en l’an 2381 : la population humaine compte désormais plus de 75 milliards d’individus, entassés dans de gigantesques immeubles de plusieurs milliers d’étages. Dans ces monades, véritables villes verticales entièrement autosuffisantes, tout est recyclé, rien ne manque. Seule la nourriture vient de l’extérieur. Ainsi, l’humanité a trouvé le bonheur. Des bas étages surpeuplés et pauvres aux étages supérieurs réservés aux dirigeants, tous ne vivent que dans un but : croître et se multiplier. Plus de tabous, plus de vie privée, plus d’intimité. La jalousie et le manque n’existent plus. La monade travaille pour vous et maîtrise tout. Qui en doute est malade. Qui est malade est soigné. Qui est incurable est exécuté. Micael, l’électronicien, rêve pourtant de la Terre du passé, de l’océan, de la nature, qu’il a découverts à travers un film vieux d’un siècle. Et Jason, l’historien, armé par son savoir contre tous les tabous anciens, redécouvre de son côté un sentiment proscrit, la jalousie.

Les monades urbaines est un roman constitué de sept nouvelles qui forment un ensemble cohérent, suivant les mêmes personnages dans les mêmes lieux. Ecrit en 1971, il est typique des romans de SF de cette époque : il décrit un futur pas très éloigné dont on ne sait pas trop s’il s’agit d’une utopie ou d’une dystopie, explorant une foule de thèmes divers et variés (avec une légère obsession tout de même pour les relations sexuelles et les états de conscience disons… alternatifs). Les personnages y sont souvent au service d’une idée ou d’un commentaire socio-politique.

Il n’y a pas de réel dénouement, puisqu’il n’y a pas d’intrigue centrale, juste des tranches de vie de différents personnages. Si on accepte le style si particulier de la SF des années 60-70, on peut passer un bon moment à voir Silverberg s’amuser avec son univers, son concept et ses personnages. C’est cohérent, agréable, surprenant par moments. On se laisse facilement embarquer dans ce futur plutôt original même si un peu déprimant.

Les monades urbaines a été nominé pour le prix Hugo du meilleur roman en 1972. Il est aussi considéré comme un classique de la littérature de science-fiction. On le lit aujourd’hui avec un intérêt historique pour un livre écrit il y a plus d’un demi-siècle, mais le voyage n’est pas désagréable.

Robert Silverberg : Les monades urbaines – 1971

Originalité : 3/5. Vu et revu à nombreuses reprises depuis lors, le concept des monades a laissé une marque durable.

Lisibilité : 3/5. Parfois un peu daté évidemment, mais le style est fluide et direct.

Diversité : 3/5. Les sept nouvelles devenus des chapitres du roman offrent autant de trajectoires différentes.

Modernité : 3/5. Les gratte-ciels sont devenus une banalité aujourd’hui, même si les monades urbaines de Silverberg sont beaucoup plus que ça. Mais voyez donc ce projet de l’Arabie Saoudite…

Cohérence : 4/5. Les thèmes abordés sont nombreux mais l’ensemble reste remarquablement harmonieux.

Moyenne : 6.4/10.

A conseiller si vous êtes sensibles au charme suranné des romans écrits quand Mick Jagger avait moins de trente ans.

« Le Gambit du Renard » – Yoon Ha LEE

Un space opera moderne qui aurait pu être très chouette, si on avait une vague idée de ce dont il parle…

Le capitaine Kel Cheris tombe en disgrâce après avoir utilisé des armes non conventionnelles lors de sa dernière affectation. A sa grande surprise, elle est promue général à titre temporaire par le commandement Kel qui lui confie une mission d’une importance vitale pour l’Hexarcat, le système politique des six factions : mater une hérésie en cours dans la Forteresse des Aiguilles Diffuses. Seulement cette promotion est assortie d’une terrible condition : ancrer en elle l’esprit du général Shuos Jedao, ancien traître et fou sanguinaire mort depuis des siècles, mais stratège de génie qui n’a jamais perdu une bataille. Que cachent les six factions à Kel Cheris ? Que sait exactement Jedao et, surtout, qui fut-il réellement ?

Le Gambit du Renard possède tous les marqueurs d’un bon space opera : un empire galactique, des flottes de vaisseaux spatiaux, des combats au sabre de lumière (ouais…), des castes mystérieuses et des races extraterrestres, des complots, des trahisons, des bombes kaléidoscopiques et des phalènes-bannières, et bien sûr un concept original qui sous-tend l’univers du roman. Et c’est là que les problèmes commencent.

L’empire qui règne sur la galaxie repose sur un équilibre fragile entre différentes castes, équilibre lui-même issu de l’utilisation d’un calendrier. Ce calendrier, pour autant qu’on puisse en juger, est un calendrier tout à fait normal, c’est-à-dire qu’il décompose les années en mois, les mois en semaines, en jours puis en heures. Il ouvre cependant la possibilité à de multiples avancées technologiques, sans qu’on comprenne jamais pourquoi. Le calendrier utilisé dans l’empire est également une orthodoxie religieuse, et toute civilisation qui utilise un calendrier différent est considérée comme hérétique. Même les formations de combat des soldats découlent du calendrier, et toute déviation hérétique (?) peut rendre les escouades vulnérables aux armes ennemies.

Ce concept n’est jamais expliqué dans le roman, même vaguement. Il est pourtant au centre de toute l’action, de toutes les intrigues, de toutes les motivations des personnages, de toutes les situations de basculement du récit, de tous les affrontements, bref c’est LE ressort narratif du livre. Et on n’y comprend jamais rien. Toutes les subtilités échappent donc totalement au lecteur, qui se laisse emporter par le déroulement de l’histoire avec beaucoup de détachement…

Le Gambit du Renard a reçu le prix Locus du meilleur premier roman en 2017. Il a également été nominé en 2016 pour les prix Nebula et Hugo du meilleur roman. Il a connu deux suites : Le Stratagème du Corbeau en 2017 et Revenant Gun en 2018 (en cours de traduction).

Yoon Ha Lee : Le Gambit du Renard – 2016

Originalité : 4/5. Il faut au moins reconnaître à cet univers qu’il est très original.

Lisibilité : 2/5. Ça aurait vraiment été sympa d’avoir un concept compréhensible.

Diversité : 3/5. Les personnages sont suffisamment denses pour multiplier les angles d’approche.

Modernité : 2/5. J’imagine que quelqu’un s’est dit qu’un space opera en 2016 devait être tordu pour ne pas paraître enfantin…

Cohérence : 1/5. Difficile à dire mais si quelqu’un y trouve plus que 1 sur 5, je veux bien des explications…

Moyenne : 4.8/10.

A conseiller si vous n’avez pas peur des concepts bizarroïdes.

« Les Livres de la Terre Fracturée, tome 3 : Les Cieux Pétrifiés » – N.K. JEMISIN

Attention, ceci est le 3e tome du cycle, le billet peut donc divulguer des éléments du récit des deux premiers romans.

Dans ce troisième et dernier tome, le lecteur suit alternativement les aventures de Nassun en fuite de Nouvelle Lune et d’Essun jetée sur la route avec les survivants de Castrima. On apprend également en détail les événements qui ont mené à l’Effondrement. Entre le désir d’un monde meilleur et la volonté de détruire un monde cruel et corrompu, le destin de l’humanité doit se décider au retour de la Lune…

Les Cieux Pétrifiés referment brillamment une trilogie d’une qualité exceptionnelle. Tout est réussi, maîtrisé, cohérent, passionnant.

Tous les personnages, même les plus secondaires, prennent vie au fil des pages. Ils ont tous une personnalité complexe, emblématiques sans être caricaturaux, et la plupart d’entre eux sont profondément transformés par les événements qu’ils traversent, pour le meilleur ou pour le pire. Leurs rapports aussi évoluent, et l’ensemble tient la route, construisant ainsi un univers imposant et cohérent, depuis les enchaînements historiques par delà les siècles jusqu’aux plus petits dialogues entre deux protagonistes sur le bord d’un chemin.

La cohérence d’un tel univers exige une grande complexité, et elle sera effectivement au rendez-vous. Rien n’est simple ici et il faut parfois s’accrocher pour ne pas s’égarer dans les méandres des mécanismes à l’œuvre dans ce récit, dans les rouages intriqués qui broient les naïvetés et emmènent cette Terre fracturée vers un dénouement haletant.

Jemisin donne une dimension supplémentaire à sa fresque en l’enracinant dans des thèmes d’une actualité terrible, d’une manière très subtile qui parvient malgré tout à faire vibrer les cordes sensibles : l’oppression organisée d’une société envers une partie de ses membres, l’exploitation de ceux qu’on considère comme des sous-hommes, l’exploitation acharnée aussi des ressources naturelles de la planète, la haine nourrie du refus de la différence, la rage pure que la révolte peut parfois entraîner, les difficultés de la maternité et des rapports mère-fille,… Le tout en douceur, sans jamais verser dans la lourdeur du discours militant, mais sans jamais faire de concession face aux dispositifs sociaux et historiques qui créent l’asservissement.

Ce troisième tome fait résolument le choix de la fantasy, abandonnant les aspects les plus SF hard science qu’on pouvait apercevoir dans le tome précédent. Ce qui rend la cohérence de l’ensemble encore plus remarquable.

La remise du Prix Hugo du meilleur roman en 2018 à ce livre marque un événement historique. C’est en effet la première fois qu’un auteur remporte ce prix trois années d’affilée. Que cet auteur soit une auteure est parfaitement en phase avec le Cycle de la Terre Fracturée. Les Cieux Pétrifiés ont aussi remporté le prix Nebula du meilleur roman et le Locus du meilleur roman de fantasy.

N.K. Jemisin : Les Cieux Pétrifiés – 2017

Originalité : 4/5. Un univers remarquable et fascinant

Lisibilité : 5/5. On ne perd jamais le fil malgré la grande complexité du récit.

Diversité : 4/5. Structure habituelle, certes pas révolutionnaire mais toujours efficace.

Modernité : 5/5. A l’époque de #MeToo et #BlackLivesMatter, du dérèglement climatique et des naufrages des bateaux de migrants en Méditerranée, difficile de passer à côté des allégories…

Cohérence : 5/5. Brillant, brillant, brillant.

Moyenne : 9.2/10.

A conseiller (ter) si vous avez envie de vous réconcilier avec la fantasy. Ou si vous adorez la fantasy. Ou si vous n’avez aucune idée de ce qu’est la fantasy. Lisez-le, c’est tout.

« Les Livres de la Terre Fracturée, tome 2 : La Porte de Cristal » – N.K. JEMISIN

Attention, ceci est le 2e tome du cycle, le billet peut donc divulguer des éléments du récit du premier roman.

Juste après les événements racontés dans La Cinquième Saison, Essun décide de rester à Castrima, la communauté souterraine qui admet des orogènes en son sein. Quant à sa fille Nassun, elle poursuit sa route avec son père sans savoir où celui-ci l’emmène.

Débarrassé de l’exposition à l’univers, nécessaire dans le premier tome, le récit prend directement toute son ampleur. La structure est aussi plus simple : pas de récits croisés se situant à des époques différentes mais la progression parallèle des deux personnages principaux. Les concepts s’élaborent sur la base du premier roman, ce qui est beaucoup plus facile à suivre pour le lecteur. Cela n’empêche pas l’histoire de gagner en complexité, au fur et à mesure que l’on découvre les principaux camps en présence dans cette guerre cachée et mystérieuse.

Les personnages principaux ont tous une profondeur exceptionnelle, et même les visages secondaires sont intéressants. Les relations évoluent, parfois de manière surprenante, les dialogues sonnent toujours juste, et chaque chapitre apporte sa part d’émotions, de surprises, de pièces du puzzle.

L’ensemble forme une histoire toujours intrigante mais jamais déroutante, un récit d’une maîtrise remarquable. Il est très difficile de lâcher ce livre, et on entame la suite avec empressement.

Toujours dans la fantasy mais avec quelques pas supplémentaires vers la SF, La Porte de Cristal a obtenu le prix Hugo du meilleur roman en 2017, N.K. Jemisin devenant ainsi le troisième auteur seulement à recevoir ce prix deux années de suite.

N.K. Jemisin : La Porte de Cristal – 2016

Originalité : 4/5. Moins déroutant que le premier tome mais toujours aussi fascinant.

Lisibilité : 5/5. Plus accessible encore, et toujours aussi passionant.

Diversité : 4/5. Pas le temps de s’ennuyer, notamment grâce à l’alternance entre les trajectoires parallèles des personnages principaux.

Modernité : 4/5. La lecture en filigrane de la discrimination des différences est un vrai plus.

Cohérence : 4/5. Quelle maîtrise remarquable.

Moyenne : 8.4/10.

A conseiller (bis) si vous avez envie de vous réconcilier avec la fantasy. Ou si vous adorez la fantasy. Ou si vous n’avez aucune idée de ce qu’est la fantasy. Lisez-le, c’est tout.

« Les Livres de la Terre Fracturée, tome 1 : La Cinquième Saison » – N.K. JEMISIN

Voici un roman magnifique. Rugueux mais magnifique.

Sur un monde où on ne trouve qu’un seul continent et où la terre tremble si souvent que la civilisation y est menacée en permanence, le pire s’est déjà produit plus d’une fois : la Cinquième Saison, de grands cataclysmes qui ont détruit les plus fières cités et soumis la planète à des hivers terribles, d’interminables nuits auxquelles l’humanité n’a survécu que de justesse. Les orogènes, qui possèdent le talent de dompter volcans et séismes, doivent se cacher pour éviter bannissement et lynchage. S’ils ont de la chance, ils sont remis aux Gardiens pour être entraînés de force au Fulcrum en vue de devenir des orogènes impériaux. Plusieurs siècles se sont écoulés quand un gigantesque tremblement de terre fracture le continent sur toute la longueur de l’équateur…

Premier tome d’une trilogie, La Cinquième Saison souffre d’une exposition extrêmement ardue. Le premier tiers du roman se situe à la limite de l’incompréhensible. Le chapitre introductif mélange les personnages, les époques, les concepts, le contexte géographique et historique, et on entre dans l’histoire déjà passablement interloqué, voire déboussolé. Le lecteur va alors suivre les trajectoires superposées de trois personnages, construction très classique, mais sans repères temporels ou narratifs qui permettent de les relier entre elles (les trois personnages sont féminins).

Il ne faudra donc pas hésiter à relire les premiers chapitres une fois le roman terminé. Car il faut absolument le terminer. Les pièces du puzzle s’imbriquent progressivement, mais promettent un tableau général fascinant. On s’attache irrémédiablement aux personnages, qui sont faits d’une étoffe riche et pleine de contrastes. Lentement mais sûrement, la magie opère, le rythme s’accélère, les liens se tissent et dessinent un récit haletant, émouvant, drôle (un peu), triste (beaucoup plus), et franchement impressionnant. Si le début du roman est très rugueux, la seconde moitié est brillante.

La Cinquième Saison a reçu le prix Hugo du meilleur roman en 2016, faisant de son auteure la première Afro-américaine à gagner ce prix. On perçoit d’ailleurs derrière les souffrances des orogènes l’évocation d’une société qui considère les femmes comme des objets à disposition des hommes, et les gens de couleur comme inférieurs par nature. C’est fait très finement, beaucoup plus ressenti dans le réalisme implacable de certaines situations que lourdement appuyé dans le récit. De plus, aucune victime consentante qui subisse ici les événements, mais des personnages qui tentent de résister, de survivre, et peut-être de changer un monde qui les écrase sous le poids de son angoisse.

N.K. Jemisin : La Cinquième Saison – 2015

Originalité : 4/5. Un univers vraiment fascinant.

Lisibilité : 4/5. Dommage ce début poussif et inutilement compliqué.

Diversité : 4/5. Trois angles différents pour trois parcours qui se rejoignent, on n’a jamais le temps de s’ennuyer.

Modernité : 4/5. Difficile de ne pas sous-titrer certaines évocations en regard de l’actualité.

Cohérence : 4/5. Elle met du temps à apparaître mais quelle maestria.

Moyenne : 8/10.

A conseiller si vous avez envie de vous réconcilier avec la fantasy. Ou si vous adorez la fantasy. Ou si vous n’avez aucune idée de ce qu’est la fantasy. Lisez-le, c’est tout.

«Le Vieil Homme et la guerre, tome 5 : Humanité divisée» – John SCALZI

Attention, ceci est le 5e tome du cycle, ce billet divulgue des éléments du récit des premiers romans.

Un sachet de friandises à emporter pour ceux qui ont apprécié les plats servis pendant le repas.

13 nouvelles qui forment tant bien que mal un récit cohérent qui se situe directement à la suite des événements racontés dans Zoé et La Dernière Colonie. L’auteur se concentre sur les relations tendues entre la Terre et l’Union coloniale à la suite des révélations de John Perry. Le fil rouge suit Harry Wilson, que le lecteur connaît bien, et son comparse Hart Schmidt, au rythme de négociations diplomatiques, de batailles spatiales, d’enquêtes policières et d’intrigues politiciennes.

On retrouve dans ce roman, qui tient plus du recueil de nouvelles, les qualités des épisodes précédents : du rythme, de l’humour, un univers intéressant, et surtout un vrai talent pour écrire des dialogues qui emballent le récit. C’est forcément un peu décousu, et l’absence de réelle conclusion à l’intrigue est un peu décevante. Sans être haletant, Humanité divisée se lit avec beaucoup de plaisir, même si on s’ennuie parfois un peu, pour la première fois dans ce cycle.

John Scalzi : Humanité divisée – 2013

Originalité : 2/5. En roue libre après les quatre premiers tomes, sans surprise.

Lisibilité : 3/5. Facile à lire, peut-être un peu trop.

Diversité : 4/5. Le format choisi par John Scalzi offre forcément beaucoup de points de vue différents sur la même problématique.

Modernité : 3/5. Certaines des nouvelles sont des allégories savoureuses.

Cohérence : 2/5. Impossible de se départir parfois d’un sentiment d’artificialité de certaines situations.

Moyenne : 5.6/10.

A conseiller si vous avez envie d’un sachet de friandises.

« Esperanza 64 » – Julien CENTAURE

Première chronique d’un ouvrage conseillé par un lecteur du blog. Roman amateur publié à compte d’auteur. Hé ben, ça aurait pu être pire, John, bien pire.

2092. La Terre surpeuplée a épuisé ses ressources. Le programme Exodus a envoyé plus de soixante vaisseaux dans l’espace, avec à leur bord un total d’un milliard d’êtres humains, espérant qu’ils puissent atteindre une planète habitable après un voyage de plusieurs dizaines de milliers d’années en hibernation. À bord du 64e de ces vaisseaux, Nil, Mila, Elisabeth et 4.000 hommes et femmes d’équipage vont tenter l’aventure, accompagnés de 25 millions de colons placés en hibernation. Très vite ils vont apprendre le secret d’Exodus : personne n’a de nouvelles des 63 Esperanza précédents…

Esperanza 64 est loin d’être un mauvais roman, si on veut bien faire abstraction des difficultés prévisibles liées à l’amateurisme de l’auteur. On se laisse embarquer par l’histoire, qui nous offre de quoi nous tenir en haleine jusqu’au bout. Le ton se veut réaliste, et le parti pris est clairement celui de ce qu’il faudra bien appeler un jour de la SF d’ingénieur. Un peu comme dans Seul sur Mars, par exemple, on a ici les mains dans le cambouis : comment résoudre le problème de la turbine d’éjection, où trouver des composants pour réparer les unités de production d’ergols, comment stimuler la croissance des plantes en cas de panne du système de recyclage des eaux usées, etc… En dehors de ces considérations, on a heureusement un vrai récit épique, des mystères liés à d’éventuels extraterrestres, et plusieurs rebondissements surprenants.

On regrettera tout de même que plusieurs bonnes idées n’aient pas été exploitées, ou pas assez. Ainsi que des lieux communs qui semblent devenus des passages obligés : l’être humain gaspille ses ressources et ne respecte pas l’environnement, il sera un jour obligé de quitter la Terre, et c’est la seule espèce de tout le cosmos à se conduire de manière brutale et irrationnelle.

Le futur potentiel lecteur doit cependant être prévenu : la forme peut parfois s’avérer extrêmement difficile. La mise en page est très compacte, les fautes de frappe sont nombreuses, ainsi que les fautes de grammaire et d’orthographe. L’auteur confond même mètre et kilomètre à un moment… Les personnages sont plutôt réussis, mais une fois définis, ils tournent en rond sans jamais beaucoup évoluer. La seule à qui ça arrive ne cesse d’ailleurs de le répéter… Ils semblent ne connaître qu’un seul juron (« Purée ») et on regrettera de nombreuses autres répétitions.

Vous voilà avertis. Que cela ne vous empêche de tenter l’expérience, Esperanza 64 est un chouette roman, écrit avec sérieux et plaisant à lire. Ne soyez pas surpris si la fin vous paraît abrupte, l’auteur lui ayant donné une suite de trois romans (à l’heure actuelle).

Julien Centaure : Esperanza 64 – 2017

Originalité : 3/5. Pas mal de choses déjà lues, mais aussi quelques bonnes idées.

Lisibilité : 2/5. La forme est souvent un peu rude quand même.

Diversité : 2/5. C’est long un voyage de 15.000 ans…

Modernité : 3/5. Un peu trop dans l’air du temps.

Cohérence : 2/5. Des questions évidentes qui restent sans réponse, des éléments centraux qui ne sont pas exploités.

Moyenne : 4,8/10.

A conseiller aux lecteurs qui ne rechignent pas devant un peu d’amateurisme.